Allô maman-solo, allô maman-bobo
Isolement social, risques accrus de pauvreté multiforme, (sur)vie de débrouille, charge parentale trop lourde à porter : telles se révèlent les réalités de nombreuses mamans solos. Des problématiques encore renforcées quand il s’agit de mères étrangères. Plongée dans le vécu de celles qui craquent en silence.
Fausat et Fatou vivent à Bruxelles. Toutes les deux élèvent seules leurs enfants. Souvent, elles se sentent épuisées, délaissées et oubliées. Parfois, elles galèrent à garder la force de croire en demain. Elles ne se connaissent pas, mais font partie du réseau de solidarité tissé par le Petit vélo jaune. Plus de 70% des parents accompagnés par l’asbl sont des mères seules. Des mamans solos qui à l’instar de Fausat et Fatou portent toute la charge du foyer, c’est-à-dire le soin des enfants, la responsabilité financière et administrative, les émotions de chacun·e, les rendez-vous médicaux, le ménage... C’est beaucoup pour une unique paire d’épaules. C’est même trop. Alors parfois les mères se brisent. Et quand leur santé mentale s’étiole, c’est encore seules qu’elles doivent trouver des solutions à leurs propres malheurs. À travers leurs paroles croisées, cet article se veut une tentative de résonance de leurs vécus ainsi qu’une ébauche de pistes de solutions politiques et collectives à leurs réalités.
Seule, où puis-je aller ? Pour discuter avec qui ?
Saint-Gilles, une rue étroite à quelques pas de la gare du Midi. Au premier étage d’un immeuble en rénovation, le petit appartement de Fausat, 28 ans. D’originaire Nigérienne, la jeune femme est arrivée en Europe il y a presque trois ans pour suivre des études. Après la Pologne, c’est en Belgique qu’elle a posé ses bagages en juillet 2022 pendant sa première grossesse pour se rapprocher du père de ses enfants. Ici, l’homme a une autre famille, une autre maison. Fausat vit seule avec ses deux filles : la grande d’un an et demi et la petite de 5 mois. Le quotidien, elle le passe entre les murs de son logement. Quand il faut, elle sort faire une course, mais seulement quand il faut afin de se préserver de situations compliquées. « Je suis très embêtée parce que les commerçants ne parlent pas du tout anglais. Je dois utiliser mon téléphone pour traduire mes propos, mais parfois je n’ai plus de data internet alors je suis bloquée. C’est terrible de ne pas arriver à se faire comprendre pour des choses aussi simples qu’acheter un bout de viande. » La barrière de la langue se répercute évidemment sur sa capacité à nouer toute forme de liens. « Je n’ai presque pas de contacts sociaux. Je n’ai pas besoin d’avoir beaucoup d’amis, mais c’est vrai que si je connaissais une ou deux personnes, ça pourrait être agréable, nous pourrions nous balader un peu. Seule, où puis-je me promener ? Et puis pour discuter avec qui ? Dans mon pays, on sociabilise plus facilement, on fait la fête, les gens se parlent. Ici c’est maison-travail. J’essaye de m’adapter, et pour l’instant le mieux que j’ai trouvé, c’est de rester chez moi. »
« Je n’ai presque pas de contacts sociaux. Je n’ai pas besoin d’avoir beaucoup d’amis, mais c’est vrai que si je connaissais une ou deux personnes, ça pourrait être agréable, nous pourrions nous balader un peu. Seule, où puis-je me promener ?
Un jour, c’en est trop
Schaerbeek, un large boulevard du côté de la place Meiser. C’est au rez-de-chaussée d’un grand immeuble que Fatou, 37 ans, habite avec ses trois enfants : son fils de 4 ans et ses jumelles de 15 mois. Originaire de Guinée-Conakry, voilà plus de vingt ans qu’elle vit à Bruxelles. « La relation a toujours été compliquée avec le père de mes enfants, je les élève seule depuis leur naissance. Au début, j’ai cru que j’allais pouvoir tout gérer : mon travail de comptable à temps plein, les petit·es, l’école, la crèche, les courses, les rendez-vous médicaux... Prise par les tâches du quotidien, je ne voyais pas que je m’usais tous les jours un peu plus.» Cette pression sociale mise sur les mères de devoir tout porter sans demander d’aide s’ancre dans des stéréotypes véhiculés de « superwomen ». Ce diktat peut nuire à leur santé mentale ; à long terme, maitriser sur tous les fronts se révèle impossible. Un jour, le corps, le cœur, tout finit par craquer. « Physiquement et psychologiquement, je n’en pouvais plus. J’en ai parlé à ma médecin, elle m’a diagnostiqué une dépression et m’a mise en arrêt de travail. »
Précarité sociale, psychologique et économique
La plupart du temps cloitrées chez elles, le quotidien de nos interlocutrices est synonyme de survie. Chaque démarche entraine son lot d’efforts et de violences. « Avant, au Nigéria j’étais indépendante financièrement, j’avais un tissu social solide. Ici, je n’ai rien ni personne. Ce n’est pas juste une histoire de solitude ou d’argent… Franchement, tout est compliqué. Quand je suis arrivée, ça a été une galère administrative pas possible pour obtenir mes papiers, pour accéder au CPAS, pour tout. C’est extrêmement fatigant et humiliant de se retrouver dans cette position de demande, d’assistée. »
« Nous dormons tous les quatre dans la même pièce… Avec un seul revenu, ça ne semble pas faisable de trouver un logement avec plusieurs chambres… Je suis inscrite depuis juillet sur la liste d’attente des logements de sociaux. Tout ça est un enchevêtrement de problématiques, je cogite toute la journée. »
Du côté de Fatou, la réalité administrative diffère, mais le son de cloche résonne tout aussi douloureusement. « Je suis en incapacité de travail. Vivre seulement avec les indemnités de la mutuelle, c’est compliqué. Les charges augmentent, le prix de la nourriture également, sans oublier les soins médicaux des enfants ; je ne m’en sors pas. Comme je suis à la mutuelle, je n’ai pas droits aux aides sociales du CPAS. On dirait qu’il y a comme un angle mort dans le système pour les parents-solos sous le régime de la mutuelle… Je me sens abandonnée, mise à l’écart… Et puis il y a la paperasse liée à mon incapacité de travail et les convocations chez le médecin-conseil ; je ne suis jamais en paix. » Elle pointe par ailleurs la question fondamentale du logement. « Nous dormons tous les quatre dans la même pièce… Avec un seul revenu, ça ne semble pas faisable de trouver un logement avec plusieurs chambres… Je suis inscrite depuis juillet sur la liste d’attente des logements de sociaux. Tout ça est un enchevêtrement de problématiques, je cogite toute la journée. »
La double peine des mères célibataires d’origine étrangère
Les témoignages de Fatou et Fausat révèlent les risques de vulnérabilité sociale, psychologique et économique qu’encourent les familles monoparentales, c’est-à-dire en grande majorité des mamans solos[1]. Si la galère est un trait commun pour toutes les mères célibataires, ça l’est d’autant plus pour les femmes d’origine étrangère. À défaut d’ancrage local, pour elles, compter sur l’aide du réseau familial ou amical est plus compliqué voire impossible[2]. De plus, elles sont victimes de différentes discriminations. Selon les chiffres cités par l’association Paragraphes[3], elles ont environ deux fois moins accès au marché de l’emploi que les mamans solos d’origine belge (38 % contre 71 %). Une réalité qui comme on peut l’imaginer impacte leurs revenus. Aussi, elles sont plus susceptibles d’être discriminées par des agents immobiliers[4]. Mais ce n’est pas tout ! Pour les mamans solos avec un parcours migratoire, en raison de la méconnaissance des aides sociales et d’un manque de maitrise d’une des langues nationales, le risque de non-recours aux droits se révèle beaucoup plus élevé[5]. Sans grille de lecture intersectionnelle, le système ne peut que perpétuer les violences et donc l’exclusion de toute une partie de la population. Fausat soupire : « Parfois je me sens vraiment down. J’ai envie de crier, mais je garde tout pour moi. » Pour Fatou, la vie se révèle tout aussi pesante. « J’ai besoin de sortir, mais c’est très difficile, j’ai le pied lourd. Je me sens épuisée de l’intérieur. »
La nécessité du lien
Quand on en peut plus, qu’on est seule avec ses enfants à qui se confier ? Vers qui se tourner ? « Quand je sens vraiment que je vrille, alors j’appelle mon père au Nigéria. Il me répète que le temps arrangera les choses. Ça me calme. Aussi quand j’ai besoin de penser à autre chose, je regarde des vidéos ou les réseaux sociaux. Ça me fait du bien et me permet de m’échapper. » Fatou, elle, écume les plateformes en quête de solutions. « C’est compliqué, on me redirige vers plein d’endroits, mais il faut aussi avoir le temps et l’énergie pour ça. Si je dois vider mon sac, j’appelle mes proches avec qui je parle beaucoup, mais ma sœur et ma meilleure amie ont plusieurs enfants à gérer elles aussi. La vie est compliquée pour tout le monde ! Sinon, il y a mon ancienne voisine. Elle est géniale, mon grand l’appelle Mima, une inversion de mamie. » Chacun·e de nous a besoin de liens. C’est fondamental pour la construction de soi comme pour la vie en société. Mais paradoxalement, celles qui en ont le plus besoin sont celles qui sont le plus esseulées. Manithe Chantrain est psychologue à la Maison des parents solos, au quotidien, avec l’équipe pluridisciplinaire de la structure, elle observe les difficultés des mères isolées. « Beaucoup sont dépassées par la charge mentale liée aux soins de leurs enfants, aux obstacles administratifs qu’elles traversent, à leurs difficultés sociales et économiques. Comment investir le lien avec l’extérieur quand on n’en peut plus ? La société individualiste dans laquelle nous vivons n’aide pas à créer du collectif autour d’elles, dès lors, à force, les mères se retrouvent seulement en contact avec des professionnel·les. »
. "Beaucoup sont dépassées par la charge mentale liée aux soins de leurs enfants, aux obstacles administratifs qu’elles traversent, à leurs difficultés sociales et économiques. Comment investir le lien avec l’extérieur quand on n’en peut plus ?"
La force du collectif et de la solidarité
Pour répondre aux enjeux de lutte contre l’isolement, le Petit vélo jaune tente au quotidien d’apporter un peu de chaleur humaine en mettant en lien les coéquipièr·es bénévoles et les parents isolés. « Je n’aime pas me sentir un fardeau pour les gens, mais ma coéquipière Caroline m’aide et prend les choses en main » confie Fausat. Pour Fatou, aussi, ce soutien est un vrai plus. « Avec Joshua, on discute ici autour d’un café, ou on sort avec les enfants. Ça change tout d’avoir quelqu’un à mes côtés avec la poussette des jumelles et le petit à gérer. » Outre la nécessité de renforcer et valoriser la solidarité interpersonnelle, une autre piste est de miser toujours plus sur l’approche communautaire qui permet la mise en place de mécanismes d’échanges pour lutter contre les inégalités socio-économiques[6]. « Chez nous, on le voit, les activités parents avec enfants permettent la consolidation de liens. Le prétexte d’une activité fait que les mères ne sont pas obligées de parler d’elles, et dès lors quelque chose peut émerger. Aussi, ça leur permet de voir d’autres mamans dans des situations similaires, d’entendre comment elles se sont débrouillées, d’échanger sur les expériences », commente Manithe Chantrain.
Le regard vers l’avenir
Bien qu’actuellement dépassées par les vagues du quotidien et parfois sans espoir, Fausat et Fatou tentent de croire en leur avenir. « Quand je vois un peu de soleil, ça me met de la joie au cœur. Je viens de me remettre au sport. Je n’avais plus pratiqué d’activité physique depuis que j’étais tombée enceinte de mon fils. Ça me fait du bien. Mon but à terme c’est de retravailler et de trouver un meilleur logement. Malgré toutes les difficultés, je ne changerais ma vie de mère pour rien au monde », souffle Fatou. « Dans mon pays, je travaillais comme styliste. J’étais tout le temps occupé, je créais beaucoup, j’avais des client·es, j’enseignais le design et la couture aux étudiant·es. » En se remémorant son moi d’avant, les yeux de Fausat s’illuminent : « Pour me motiver je pense à ça. J’ai envie de reprendre la couture. Je veux retrouver les machines, les tissus, la création. Ça, ce serait génial ! »
"Malgré toutes les difficultés, je ne changerais ma vie de mère pour rien au monde"
Des exemples de robustesse
Si ces deux mamans-solos font partie de la catégorie dite des plus vulnérables de notre société, elles se révèlent en réalité des exemples de robustesse. Matin après matin, leurs bébés dans les bras, elles surmontent les obstacles structurels de notre système. À la collectivité de prendre la mesure du vécu de ces mères et d’apporter des solutions concrètes aux freins de leur plein déploiement. Par exemple, des chèques babysitting, plus d’aides pour financer les activités pour enfants, l’automatisation des droits, une pérennisation des subsides des lieux de soutien psychologique gratuit, des formations ciblées envers les professionnel·les au sein des administrations à un accompagnement empathique et plus de flexibilité… Bon, ne perdons pas espoir, des réponses politiques existent, notamment à travers le Plan bruxellois de soutien aux familles monoparentales. Par ailleurs, le site parentsolo.brussels entend faciliter l’accès aux informations. Allez, haut les cœurs, mais ne baissons pas l’attention, il reste encore beaucoup de travail pour permettre à chacun·e d’accéder aux mêmes chances et dès lors d’occuper une juste place dans la société.
✍️ Jehanne Bergé